L'Hôtel du Nord s'élève près de la rue de la Grange-aux-Belles. C'est une vieille bâtisse faite de carreaux de plâtre et de mauvaises charpentes, où vivent des camionneurs, des mariniers, des maçons, des charpentiers, des employés, de jeunes ouvrières. Une soixantaine de personnes qui quittent l'hôtel le matin, vers sept heures, et ne rentrent que le soir pour dormir. Ils occupent des chambres ternes et exiguës, froides l'hiver, étouffantes l'été ; les couloirs sont humides, l'escalier raide. Les hôtels du canal n'hébergeaient pas de voyageurs. Ces microcosmes abritaient toute la misère du monde.
Petites mains, immigrés, déracinés de province, ménages sans gosses venaient y poser leurs valises... Nul mieux qu'Eugène Dabit, écrivain populiste et généreux, n'a évoqué la vie simple de ces petites gens qui peuplaient le Canal Saint-Martin. Et pour cause : l'Hôtel du Nord, au 102 quai de Jemmapes, avec ses quarante chambres "où tant de vies précaires avaient pris refuge", est l'établissement que ses parents ont tenu de 1923 à 1943. "Le destin m'a fait longtemps vivre et travailler à l'Hôtel du Nord. J'y ai vu arriver un à un les personnages de mon livre, je les ai vus partir, et plus jamais je ne les ai rencontrés.
Rien de plus émouvant, de plus désespérant aussi que leur existance, sans poésie ni révolte, ni rêve". Le Pont tournant, où "les punaises étaient légion", l'Ancre de Marine avec ses 22 chambres, Au Bon Coin, rue de la Grange-aux-Belles ... tous avaient le même décor minable. Mais l'hôtel valait bien un meublé, on s'y retrouvait en famille et le canal, avec ses airs champêtres, adoucissait les peines. "On habite quelques mois à l'Hôtel du Nord. On le quitte un matin. On part, une valise à la main, sans jeter un regard derrière soi. Ici, avec le canal on avait de l'air ; on regardait le square où la nuit se caressaient des amants, l'écluse où se suivaient des péniches chargées de sable, de pierres, de charbon ; et l'été, souvent, on voyait des repêcher des noyés.
Fini tout ça. Dieu sait où l'on va. Dans quelque garni sombre, un autre Hôtel du Nord, près de l'usine qui vous emploie.
L'Hôtel du Nord avait ses marlous et ses drôles de ménage. Les liaisons de couloir se nouaient sur fond de mélo. Renée, l'héroïne du roman, eut un enfant d'un client parti sans laisser d'adresse ... Les jours de fête, les julot, Mimile, Fernande et Ginette dansaient au son de l'accordéon. Les cochers de chez Latouche, à côté, "bons diables et gueulards" mettaient de l'ambiance.
Après-guerre, jusqu'en 1978, délabré et insalubre, il hébergea à bon compte immigrés, travailleurs de l'automobile et du bâtiment. Le garage de Jojo avait remplacé les écuries du commionneur Eugène Lamouche. Jean Richard y tourna la scène d'un Maigret, la "grande perche", le jour de la mort de Pompidou. Quand l'hôtel fut livré aux promoteurs, les riverains n'en purent sauver que... la façade. Arletty, qui passait ce jour-là devant l'immeuble recouvert d'échafaudages, dut se retourner dans son convoi funèbre.
"L'Hôtel du Nord, le vrai, qu'on a détruit, était un hommage à la légende populaire du canal", écrit justement Jean-François Vilar.
* Source : "Je me souviens du canal Saint-Martin" chez Parigramme